top of page

"Asseyez-vous, je vous en prie, Thomas" / L'effet Miroir

  • Photo du rédacteur: Anthony Deléglise
    Anthony Deléglise
  • 19 janv. 2019
  • 10 min de lecture

J’ai décidé de m’intéresser à un cas plutôt atypique de socialisation : un individu de sexe masculin, qui cumule les stéréotypes, les représentations et les caractéristiques liés au féminin, que l’on pourrait supposer acquis de par les différents agents socialisateurs. Il s’agit de Thomas, jeune homme de 23 ans. Pour mener à bien ce projet, et pour avoir le plus de détails, j’ai eu plusieurs entretiens personnels, dans un cadre qui lui est familier – à savoir chez lui, dans sa chambre – pour avoir une atmosphère détendue, approprié dans ce genre de situation, où se confier à autrui n’est pas toujours facile.

Pour des raisons pratiques, et par souci de confidentialité et d’anonymat

– tous les prénoms, et noms de villes ont été changés -, j’ai souhaité ne pas poursuivre son histoire au-delà de ces études post-bac, et donc me focaliser sur ces 20 premières années de sa vie. Nous allons donc nous intéresser particulièrement à sa socialisation primaire, époque de son enfance et son adolescence, ainsi qu’une partie de sa socialisation secondaire, époque qui concerne son entrée dans le monde adulte.

I. L’enfance : des goûts de fille pour un garçon

L’enfance, c’est cette époque où des agents socialisateurs très importants dans la construction sociale et sexuée de l’individu sont déterminants tels que la famille, l’école, ou les amis. Thomas, lui, a fait ses premiers dans la ville de Boulogne-sur-Mer, puis a déménagé à l’âge de 7 ans dans la campagne, à Samer, toutes deux des villes situées dans le Pas-de-Calais. Issu d’un milieu de classe moyenne, sa mère est mère au foyer, son père ouvrier, il est le fruit de deux cultures différentes : sa mère est portugaise, et son père français. Il a grandi exclusivement dans un cadre féminin : le père étant peu présent car il travaille, son éducation est en partie faite par sa mère. De plus, il a à ses côtés trois sœurs, son ainée de deux années, du nom de Fanny, suivi de deux autres, plus jeunes que lui, Clara et Lisa. Il me fait remarquer qu’entre Fanny et lui, c’est très fusionnel : il m’avoue qu’il a « passé toute son enfance dans la même chambre qu’elle », et « qu’ils prenaient même leur bain ensemble ».

1. a. Malaise à l’école primaire

Étant éduqué en même temps que ses sœurs, il me dit ressentir cette éducation genrée, qu’il perçoit certains aspects de cette dernière dans son quotidien, son comportement, voire de son caractère. En effet, il se définit comme quelqu’un de « timide, calme, et un peu réservé » - traits de caractère qu’on attribue généralement aux filles.

Durant ses premières années de scolarisation, il a du mal à se faire des amis garçons : il « n’ose pas aller jouer au foot avec eux car il a peur », et préfère aller jouer à la marelle, ou à la corde à sauter, où le lieu de pratique est beaucoup moins centré, et à la vue de tous. C’est là qu’il se lie d’amitié avec une fille, Rachel, qui restera son amie encore aujourd’hui, ainsi que plusieurs autres camarades de sexe féminin. Mais pas de camarades de sexe masculin. En classe, il a un rôle très pacifiste, passif, il a de bonnes notes (« j’étais toujours été dans les premiers de la classe »), est très attentif, mais n’ ose pas prendre la parole – comportement

associé au féminin et qui correspond au curriculum caché, formule de Nicole Mosconi, repris par Brigitte Grésy : « La mixité socialise (...) les deux sexes à un égal apprentissage de leurs positions sociales inégales : strict apprentissage de la conformité pour les filles » impliquant de « se soumettre à l’autorité des enseignants, à se limiter dans leurs échanges avec eux, à prendre moins de place physiquement et intellectuellement, bref, à rester à leur place ».

Il devient très vite le souffre-douleur des garçons de la classe car il semble déjà différent de par sa manière de se comporter (sollicité par le fait qu’il soit nouveau dans la classe), surtout à partir d’un moment crucial : « Un jour, j’étais tout au fond de la classe, et je me suis mis à croiser mes jambes. Un garçon de la classe m’a vu, a commencé à rire, et l’a montré à toute la classe. Je me souviens avoir rougi sans comprendre pourquoi, et une fois la raison évidente, je me suis juré de ne jamais recroiser les jambes. » Étant perçue comme un geste féminin, associé aux filles, qui reflète la douceur et l’élégance, il est traité de « pd » : il devient un individu stigmatisé de par sa personnalité, qui est « un tare de caractère » (Goffman, 1975), jugé trop féminin qui lui est « naturellement » inapproprié. Même ses professeurs s’y sont mis en lui disant qu’il avait « une écriture de fille ».

A la vue de ces quelques éléments, on peut donc voir que Thomas ne correspond pas à la figure hégémonique masculine attendue de par son sexe : il n’est pas ce que l’école, et ses camarades attendent de lui, car on attend des garçons, qu’ils « (...)

s’exprime[nt], (...) s’affirme[nt], (...), consteste[nt] l’autorité », qui correspond à la « contrainte de virilité pour les garçons, qui leur permet d’acquérir agressivité et compétitivité » (Grésy, 2014).

1. b. Soulagement à la maison

À la maison, lieu qu’il adore car « le protégeait de tous ces camarades » il se découvre et découvre des jeux, avec ses sœurs. C’est à ce moment-là qu’il commence à jouer à la poupée Barbie. D’abord, de manière non assumée car il « savait que c’était des jouets pour filles », il joue en cachette avec sa sœur. Il me mentionne qu’une fois sa mère l’ayant surpris en train d’y jouer, il reçoit au Noël suivant une poupée mécanique Action-Man, qui, malgré la bonne conduite à tenir, n’aura pas l’effet escompté : il joue davantage à la Barbie. Ayant une forte complicité avec ses sœurs, aucune dualité entre membres de famille. Ils vivent sous le même toit le même quotidien. De ce fait, un nouvel agent socialisateur entre en scène : les médias. En effet, n’ayant qu’une seule télévision dans la maison, une certaine entente se fait implicitement, et pour satisfaire ses petites sœurs, il accepte – même si il a d’abord refusé - de regarder avec elles des émissions télévisées destinées à un public majoritairement féminin où la présence de personnages féminins est plus importante, et où le personnage principal est un personnage féminin comme Atomic Betty, Les malheurs de Sophie, ou Winx.

Par la même occasion, il délaisse donc les émissions destinées aux garçons, ces émissions télévisées où tous les héros sont de sexe masculin, et où la recherche de l’accomplissement d’un objectif ou la bagarre, la réflexion sont omniprésents. Ces émissions qui impliquent des stéréotypes de genre, par l’action des personnages, leur comportement, leur physique ou leur présence ont pu impacter dans son comportement ou ses relations, car la télévision est un moyen puissant de faire intégrer des idées suivant le public premièrement ciblé : « La télévision s’adresse aux niveaux les plus concrets des structures cognitives de l’individu. Elle véhicule des significations qui font plutôt appel à l’expérience personnelle et elle requiert sans doute des aptitudes mentales qui ne sont pas sollicitées par le système symbolique de bien d’autres moyens éducatifs » (Salomon, 1979).

On peut accentuer cette socialisation marquée par les rôles sociaux au sein de la famille, qui correspondent aux rôles de genre mais également dans la répartition des pièces dans la maison - Thomas a toujours vécu auprès de sa sœur.

Comme dit plus haut, le père était très peu présent dans la gestion et la scolarisation des enfants, de même que la mère qui devait s’occuper de l’entretien de la maison, et de préparer à manger. De plus, aucune complicité entre parents et enfants n’est perçue : un processus d’autonomisation de l’enfant se fera implicitement. Ce processus se traduit par une indépendance à partir de catégories subjectives qui « renvoie à l’idée que l’individu se donne lui-même ses propres règles ; elle est considérée comme

une perception positive de soi, vers laquelle l’individu tend ; c’est donc une catégorie de l’identité, qui implique que l’individu doit participer plus à l’élaboration de ce monde, de l’univers dans lequel il vit », chose que lui semble faire preuve parmi sa fratrie.

On assiste ici au schéma parental stéréotypé de la famille : le papa à l’extérieur qui s’occupe de ramener l’argent, la maman à l’intérieur, qui s’occupe de la maison et la famille. Il en va de même pour les activités : lorsque le père était présent, il demandait à Thomas de venir l’aider pour des activités extérieures comme le jardinage, le nettoyage de la voiture ou le bricolage. Il

me confie : « Je redoutais chaque dimanche quand j’entendais le moteur de la voiture arriver dans le quartier car je savais que je devrais sortir, alors que je détestais ça...», alors que Thomas préférait rester à la maison à faire des activités intérieures, et plus particulièrement la lecture, celle du fantastique, un goût culturel souvent désigné comme féminin, car n’engendre pas de compétition avec autrui. J’ai pu comprendre par la suite la raison de ce goût : sa mère n’a jamais souhaité l’inscrire dans une activité sportive quelconque, il a dû ainsi donc trouver une occupation qu’est la lecture, ou le visionnage de dessins animés

(à l’époque, le téléphone n’existant pas). Pour nuancer les propos, il a tout de même appris à faire du vélo en extérieur.

Cette passion pour la lecture, il ne la partage pas avec sa sœur ainée, ni avec un autre membre de la famille : on peut y voir une première différenciation entre frère et sœurs. D’ailleurs, d’autres différences se font ressentir, il a de meilleures notes que sa grande sœur, est plus calme, posé et intelligent. « Arrête de faire ton intello » lui répète souvent sa sœur, tandis que cette

dernière se rapproche vraisemblablement de la mère. Caplow l’explique ainsi : « Si un père et une mère sont de force semblable, mais ne forment pas une alliance parentale, les rivalités fraternelles se trouveront envenimées par le fait que les enfants luttent entre eux pour profiter des possibilités changeantes offertes par les différentes coalitions avec l’un ou l’autre des parents ».

II. L’adolescence : un garçon parmi les filles

C’est tout bonnement qu’il se dirige vers une filière générale, sollicité par ses professeurs au collège, étant l’un des meilleurs garçons dans sa classe. Ainsi, en 2010, il entre en seconde générale, où généralement la mixité n’est pas présente car la proportion des garçons est inférieure à celle des filles, car ces derniers ont tendance à fuir les filières générales et privilégient « le contrat d’apprentissage en entreprise » et où les garçons « représentent 70% du public accueilli ».

Thomas m’avoue qu’il a toujours des difficultés à se socialiser, notamment avec ses pairs masculins, et à toujours tendance se tourner à nouveau vers les filles, avec qui il partage le goût pour certaines matières, tel que le français, ou les sciences sociales. On peut souligner que Thomas passe à nouveau dans les mailles du filet des stéréotypes de genre à l’école (« J’étais vraiment nul

en maths, et ne parlons pas des matières scientifiques...») en détournant le fameux stéréotype « les filles sont plus littéraires, les garçons plus scientifiques ». Cela ajoute à la difficulté de socialisation avec les autres garçons, avec qui il redoute leur présence. Cela se fait ressentir dans les choix des sports à faire au lycée : il privilégie les sports individuels comme le badminton ou la piscine, plutôt que les sports collectifs – une des binarités de compétences entre filles et garçons où généralement les garçons sont associés à des sports d’équipe « impliquant esprit de compétition et occupation de l’espace », tandis que les filles sont associées à des sports individuels « qui n’engendrent que peu d’esprit de compétition » (Grésy, 2014).

Il décide d’entamer une première en Économie et Social – domaine éminemment féminin -, observé par Françoise Vouillot : « Si

les filles représentent 58 % des élèves du cycle général, on ne retrouve pas cette proportion au sein des différentes séries où elles sont, soit surreprésentées (Littéraire ; Économique et Sociale), soit sous-représentées (Scientifique) » (Vouillot, 2007), avec une préférence pour le français– qui est à nouveau un domaine délaissé des garçons « 32 % des garçons (près d’un garçon sur 3 !) n’atteignent pas, en 2012, le niveau de compétence en compréhension de l’écrit, considéré comme un minimum à atteindre pour réussir son parcours personnel. » Thomas m’exprime son désarroi en analysant le trombinoscope de ses années lycée : « Entre les footeux, qui misent tout sur le physique, et les mecs qui se trouvent un peu par hasard en ES, j’ai pas réussi à trouver de compères, de références qui aurait pu m’aider. »

Cette situation se distingue davantage une fois le baccalauréat en poche, lorsqu’il s’inscrit en BTS Communication, dans un nouveau lycée, où un espèce d’entonnoir genré est mis en place : il ne reste plus que quelques garçons dans sa classe, une situation décrite par Jean-Louis Auduc : « Au total, pour l’accès d’une classe d’âge au niveau Bac, on retrouve 64 % des garçons et 76 % des filles ; pour la réussite du baccalauréat : 57 % des garçons, 71 % des filles, pour l’obtention d’un diplôme du supérieur (Bac +2 et plus) : 37 % des garçons, 50,2 % des filles ; pour l’obtention d’une licence : 21 % des garçons, 32 % des filles. » (Auduc, 2015)

Conclusion

On peut en conclure – même si cela semble prématuré, et qu’une étude plus approfondie du parcours serait idéal pour en juger –

que l’habitus de Thomas a fortement été influencé par des acteurs importants des sociétés occidentales, et notamment la famille, l’école, et les amis, marqués par des normes de genre. Ces agents de socialisation, qui impliquent des traitements

différents selon le sexe de l’individu, sont conçus pour marquer des différences en termes de comportements, de goûts

et dégoûts, de caractère entre garçons et filles (pour éviter tout trouble de genre). Cependant, certains environnements viennent contredire ces stéréotypes et représentations de genre. C’est le cas de Thomas, qui ne respecte

pas les stéréotypes masculins aussi bien dans le caractère (étant un enfant discret, calme, qui n’aime pas se battre, plutôt émotif),

dans le physique (plutôt chétif, petit, peu développé), dans ses pratiques culturelles (il développe le goût pour la lecture fantastique, et les sports individuels), les rapports avec ses pairs (puisqu’ils sont presque inexistants), ainsi que ses choix d’orientation (il opte pour des filières essentiellement féminines), il n’est pas reconnu par ses pairs masculins qui le jugent différent, et l’écartent volontairement du groupe. On peut voir ici que la socialisation par pairs, étant mise à mal, il n’a pas réussi à suivre les normes du groupe sexué auquel il est supposé appartenir : il n’y a pas eu transmission d’intérêts, de comportements

sexués, ou de styles d’interactions. Il n’a pas adopté les comportements typiques masculins attendus, qui auraient pu jouer sur son comportement en devenant plus agressif, dominant,perturbateur.


 
 
 

コメント


  • Facebook Black Round
  • Instagram - Black Circle
  • Google+ Black Round
Ce site est encore en cours de construction.
N'hésitez pas à me faire part de vos commentaires.
bottom of page